Et nous luttons ainsi, barque ? contre-courant, renvoy?s sans fin au pass?.? C?est la derni?re phrase, embl?matique, de ?Gatsby le Magnifique?. Elle est grav?e sur la pierre tombale qui, en 1975, a r?uni Francis Scott Fitzgerald et son ?pouse, Zelda Sayre, dans le cimeti?re de Saint Mary, dans le Maryland. Leur fille, Scottie, en a d?cid? ainsi. Sans doute a-t-elle saisi combien ces mots r?sumaient ses parents. L?gende vivante des ann?es folles, l??crivain Francis Scott Fitzgerald (1896-1940) a en effet mis ?norm?ment de lui dans les 164 nouvelles et cinq romans ? selon le comptage des sp?cialistes de Princeton ? qu?il a sign?s. Alors que Cannes s?appr?te ? d?rouler son mythique tapis rouge pour accueillir la version de ?Gatsby le Magnifique? sign?e Baz Luhrmann, avec Leonardo di Caprio dans le r?le-titre, replongeons-nous dans l?ambiance de l?Am?rique de l??re du Jazz, d?apr?s l?appellation qu?en a donn?e Fitzgerald lui-m?me.
Cette folle d?cennie couvre la p?riode allant du trait? de Versailles, en 1919, au krach boursier de Wall Street de 1929. C?est en 1919 que ?L?Envers du paradis?, le premier roman de Fitzgerald, est accept?. Une version initiale avait d?abord ?t? refus?e, ?crite alors qu?il s?journait dans un camp d?entra?nement et se croyait en partance pour combattre en Europe. Ne se d?courageant pas, il choisit, une fois d?mobilis?, de s?isoler dans le grenier de la maison maternelle, ? Saint Paul, pour mieux le remanier. A sa parution en 1920, le succ?s est imm?diat.
Toutes les libert?s
Pour la g?n?ration dite ?perdue? ? laquelle appartient F.S.F., l?esp?rance de vie au moment de fouler le terrain de la guerre en Europe ne d?passait gu?re quelques mois. La fin des hostilit?s marqua le d?but d?une fr?n?sie in?dite, la c?l?bration de la libert? retrouv?e, et bient?t de toutes les libert?s, allant de pair avec la volont? de faire tomber les tabous. La Prohibition fut d?s lors v?cue comme une insulte, la contourner devenant un sport. Avec ?L?Envers du d?cor?, Fitzgerald a offert aux Am?ricains de nouvelles h?ro?nes, en phase avec cette atmosph?re euphorisante : les flappers. ?Je me suis juste empar? de filles que je connaissais tr?s bien et, parce qu?elles m?int?ressaient en tant qu??tres humains uniques, je m?en suis servi comme h?ro?nes?, explique-t-il ? un journaliste du ?Metropolitan Magazine?, en novembre 1923. Dans une pr?c?dente interview, parue dans le ?New York Evening World? du 1er avril 1922, il d?clarait : ?Voil? la philosophie d?un si grand nombre de jeunes aujourd?hui [?]. Ils ne croient pas aux vieilles r?gles ni aux vieilles autorit?s, sans ?tre assez intelligents, pour la plupart, pour substituer un code moral ou de conduite ? des sanctions sans valeur ? leurs yeux. Ils d?rivent ? vau-l?eau. On pourrait r?sumer ainsi leur attitude ? l??gard de la vie : ?C?est TOUT ce qu?il y a. Alors, ? quoi bon ? On s?en fiche ! ALLONS-Y !? Et lui-m?me y va, aid? par la plus c?l?bre des flappers : Zelda Sayre. Avant de devenir son ?pouse, elle ?tait la fille la plus courtis?e de sa ville natale, Montgomery (Alabama). Quand ils se rencontrent, en 1918, tout les oppose, sauf l?ambition. Vrai gar?on manqu?, intr?pide le jour, belle enchanteresse la nuit, elle est l?une des premi?res ? porter les cheveux courts. Elle est l?embl?me des femmes de sa g?n?ration, pour qui il faut tout essayer, tout ?prouver. Scott dira de Zelda : ?J?ai m?me ?pous? l?h?ro?ne de mes histoires. Je ne m?int?ressais ? aucune autre sorte de femme.?
Install?s pour un temps ? New York, tous deux comptent bient?t parmi les couples les plus en vue. Invit?s partout, ils boivent plus que de raison, font scandale, alimentent les potins. Savourant leur c?l?brit?, ils ne cessent d?en rajouter. Cette notori?t?, ses privil?ges, ses exc?s, ne sont pas sans risque. ?Fitzgerald a tout de suite ?t? captif de cette l?gende qu?il a laiss? s??tablir, en partie pour roublardise, peut-?tre (toute publicit? est une bonne publicit?), en partie par indiff?rence (seuls mes livres m?int?ressent)?, ?crit Charles Dantzig dans la pr?face de ?Des livres et une Rolls? (lire ci-contre). Philippe Jaworski, qui a dirig? la publication des deux volumes de la Pl?iade parus en septembre dernier, a, lui, rappel? que les contemporains de l?auteur de ?Tendre est la nuit? ne savaient trop o? le classer : ?crivain ? part enti?re ou chroniqueur superficiel de l?Am?rique oisive des ann?es vingt ? Un malentendu aliment? par les textes m?mes de Fitzgerald, autodidacte qui n?a cess? de puiser dans sa vie mati?re ? ?crire, rel?guant la pure fiction ? l?exception.
?Mon intention est toujours de toucher ma g?n?ration. Le sage ?crivain, selon moi, ?crit pour la jeunesse de sa propre g?n?ration, les critiques de la suivante et les professeurs du futur lointain?, dira-t-il. Texte d?une grande noirceur puisque les coupables y ?chappent ? tout ch?timent, ?Gatsby le Magnifique? a sans doute pris corps dans l?esprit de Fitzgerald d?s octobre 1922, alors qu?il habite 6 Gateway Drive, ? Great Neck, soit ? vingt-cinq kilom?tres de Manhattan. Le d?cor, comme l?arri?re-fond social, a d? s?ancrer durablement dans son esprit. Ainsi campe-t-il ses personnages : de part et d?autre de la baie, Jay Gatsby et une ?unique et minuscule lumi?re verte?, preuve ? ses yeux de la pr?sence de Daisy, qu?il aime depuis si longtemps. Les f?tes qu?il donne sans compter ne peuvent masquer en lui ce manque, cette f?lure, cette attente. Fin octobre 1924, Fitzgerald envoie chez Scribner une premi?re version du manuscrit. Cinq autres mois seront n?cessaires ? la version d?finitive, qui para?t le 10 avril 1925. L?accueil critique de ce roman qui d?peint une ?poque prise au pi?ge de la dissipation et de la consommation ostentatoire est des meilleurs. T.S. Eliot va jusqu?? consid?rer ?Gatsby? comme le premier pas de la fiction am?ricaine depuis Henry James. Mais F.S.F. d?chante assez vite, les ventes initiales ne d?passant pas les vingt mille exemplaires.
Le culte de l?excellence
D?origine modeste, ses parents ont ?lev? le jeune Scott dans le culte de l?excellence, le poussant ? attirer les regards. Enfant d?j?, il aimait manier la plume. L??criture est bient?t une ?vidence. De petits succ?s ? l??chelle locale l?encouragent. Au moment de choisir une universit?, il opte pour Princeton parce qu?on y monte des com?dies musicales. Il la quittera sans dipl?me, mais marqu? ? jamais. New York un temps, Long Island ensuite, puis la Riviera fran?aise (o? il r?dige ?Gatsby?): les maisons des millionnaires et la jeunesse dor?e l?aimantent, mais il sait qu?il n?est pas des leurs. Lui ne peut compter que sur ses nouvelles, qu?il propose inlassablement ? diverses publications. Toute sa vie, il consignera minutieusement ses d?penses, vendant ses textes pour vivre, toujours ? l?aff?t de cet argent qui, au meilleur de sa vie, lui permet de s??tourdir. De plus, la fantasque Zelda est d?pensi?re et exigeante? N?a-t-il pas ?crit ?Comment vivre de rien ou presque ? l?ann?e? pour le ?Saturday Evening Post? ? Mais cr?er des nouvelles pour les 4?000 dollars (dans le meilleur des cas) qu?elles procurent le d?tourne du roman qui, lui, n?cessite concentration, discipline et solitude.
On le sait : le mythe Fitzgerald ne survivra pas ? la d?cennie. Il se battra, encore et toujours, pour publier des nouvelles. Signera l?ambitieux et troublant ?Tendre est la nuit?. Laissera un roman inachev?, ?Le dernier Nabab?. Mourra dans l?indiff?rence, alors que Zelda est intern?e. ?C?est un gentil, Fitzgerald, ?a l?a tu?. Il a laiss? dire. Pas une fois il n?a r?pondu aux salauds, vite apparus. Cette esp?ce ?clot avec le talent et cro?t avec le succ?s. En plus, il avait la gr?ce de ne pas prendre la posture?, ?crit encore Charles Dantzig. Pourtant, dans le demi-si?cle suivant sa disparition, douze millions d?ouvrages de Fitzgerald seront vendus. A ce jour, ?Gatsby le Magnifique? a b?n?fici? de cinq traductions fran?aises. A l?heure o? les projecteurs et le champagne le c?l?breront ? Cannes, rappelons-nous que ce Fitzgerald a ?t? Magnifique.
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